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En Afrique de l'Est, «la jeunesse se sent trahie par les élites», analyse Marie-Emmanuelle Pommerolle

Dec 27, 20249 minTranscript available on Metacast
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Au Mozambique, l'opposition manifeste sans relâche depuis plus de deux mois. Au Kenya, des milliers de manifestants ont contraint, il y a six mois, le gouvernement à reculer sur un projet de nouvelle taxe, sans aucune directive politique précise. Ces événements signalent-ils de nouvelles formes de mobilisation populaire en Afrique de l'Est ? Et dans ce contexte, les jeunes protestataires parviennent-ils à se libérer de la tutelle des partis politiques, qui les enferment souvent dans leur appartenance ethnique ? Marie-Emmanuelle Pommerolle, ancienne directrice de l’Institut français de recherches en Afrique à Nairobi et actuellement professeure à l’Université Paris 1, éclaire ces dynamiques sociales et politiques.

RFI : Les émeutes de ces derniers jours au Mozambique, ainsi que les grandes manifestations de juin dernier au Kenya, sont-elles le signe d’une nouvelle mobilisation de la jeunesse dans plusieurs pays d’Afrique de l’Est ?

Marie-Emmanuelle Pommerolle : Effectivement, nous avons eu des épisodes très intenses de mobilisation au Kenya, liés à une loi fiscale, et là au Mozambique pour contester les résultats électoraux. Ce sont des événements déclencheurs différents, mais effectivement ce sont des jeunes qui réclament de participer davantage au débat politique.

Au Kenya, il y a eu une alternance démocratique il y a un peu plus de deux ans, en septembre 2022. Pourtant, 20 mois plus tard, la jeunesse est descendue dans la rue. Pourquoi ?

Principalement pour protester contre la loi de finances qui augmentait les taxes sur les biens de première nécessité comme le pain et l’huile. La jeunesse, étranglée par des problèmes tels que le chômage et l’inflation, a décidé qu’il était temps de contester ce type de politique fiscale. Une jeunesse qui a également décidé de descendre dans la rue pour dénoncer la trahison du nouveau président William Ruto, élu démocratiquement. Celui-ci a été élu sur un programme visant particulièrement les jeunes, leur promettant des aides pour s’assurer qu’ils trouvent de l’emploi. Et évidemment ça n’a pas été le cas, il a augmenté les impôts. Donc il y avait un sentiment de trahison parmi ceux qui avaient cru en ce président élu démocratiquement en 2022.

Donc, ce sont les mêmes jeunes qui ont voté pour Ruto en 2022 et qui ont crié « Ruto must go » en 2024 ?

Effectivement l’analyse des élections de 2022 mettaient bien en avant le fait que des jeunes de tout le pays, et pas seulement dans ses bastions électoraux habituels, avaient voté pour ce président. Il mettait en avant l’idée que le Kenya devait aider les « hustlers », il parlait même d’une « hustler nation », ce qu’on peut traduire par « les débrouillards ». Il voulait vraiment insister sur l’idée que les jeunes devaient créer leurs propres entreprises et que l’État allait les aider. Ce sont effectivement ces mêmes jeunes qui se sont retrouvés dans la rue en juin 2024. On trouvait bien sûr des jeunes très éduqués, le Kenya a une politique d’éducation qui est relativement efficace, mais aussi des jeunes moins favorisés venant des bidonvilles de Nairobi. Donc une jeunesse assez diversifiée qui s’est retrouvée dans la rue et qui dénonçait cette politique fiscale qui les étranglait, alors même qu’on leur avait promis de les aider.

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Du coup, William Ruto a renoncé à sa réforme fiscale. Dans l’histoire du Kenya, il y a déjà eu plusieurs épisodes insurrectionnels. Jusque-là, ils s’appuyaient souvent sur des clivages ethniques. Cette année, c’était la même chose ou pas ?

Ce qui a fait l’originalité de ce mouvement, c’est que les jeunes revendiquaient être « partyless » et « tribeless », c’est-à-dire ne pas être attachés à un parti ou à une appartenance ethnique. Ils revendiquaient un cosmopolitisme qu’on observe dans les grandes villes et les villes moyennes du Kenya, où les jeunes de toutes les régions se retrouvent pour chercher du travail. Ce rejet des divisions ethniques habituelles se voyait dans l’ampleur des manifestations, qui ont eu lieu non seulement à Nairobi, mais aussi dans des bastions pro-gouvernementaux comme la Rift Valley. Ce mouvement exprimait une jeunesse unie, trahie par des élites qui confisquent le pouvoir.

Est-ce que cette mobilisation a été portée par les réseaux sociaux ?

Oui, notamment au Kenya, qui est un hub numérique en Afrique, les réseaux sociaux jouent un rôle fondamental dans la vie quotidienne, que ce soit pour payer via un mobile ou pour s’organiser. Ils ont permis de coordonner les manifestations, de diffuser les lieux de rassemblement, et d’animer des débats politiques, notamment sur WhatsApp et X. Les « Space X », par exemple, sont devenus des forums où des voix souvent marginalisées peuvent s’exprimer dans un cadre relativement horizontal et sécurisé.

Donc, au Kenya, il y a une forte mobilisation en dehors des partis politiques, alors qu’au Mozambique, on peut parler d’un mouvement porté par les partis politiques ?

Oui, tout à fait. L'originalité de la mobilisation au Kenya était cette extériorité par rapport aux partis politiques habituels. Au Mozambique, c'est une contestation post-électorale qui effectivement drainait des foules importantes, notamment la jeunesse. Mais on voit bien qu’elle le fait après avoir été incitée par le candidat de l'opposition qui lui-même n'est plus au Mozambique et qui appelle à manifester pacifiquement pour contester les résultats électoraux.

Au Mozambique, c’est aussi une remise en cause du tout-puissant FRELIMO, le parti au pouvoir depuis l’indépendance en 1975. Ces mobilisations remettent-elles en cause l’héritage des pères de l’indépendance ?

Alors effectivement, au Mozambique, on trouve des traces de cette contestation des héros de l'indépendance, une statue de l'un des héros de l’indépendance a été déboulonnée récemment au Mozambique. Cette figure, qui avait joué un rôle crucial dans la libération, est également accusée de s’être enrichie grâce au pouvoir. Et effectivement, même au Kenya, même en Ouganda, on peut voir qu'il y a une forme de fatigue vis-à-vis de ces élites politiques qui sont les descendants directs de ceux qui ont effectivement gagné l'indépendance ou pris le pouvoir au nom de la révolution. C'est le cas en Ouganda, et le cas en Tanzanie. Au Kenya, les dirigeants se réclament encore régulièrement du combat Mau Mau. Et ce que montrent les jeunes protestataires, c'est que ces dirigeants ont pourtant trahi leur combat qui était celui d'une véritable indépendance, puisque l'un des registres aussi sur lequel jouent ces protestations, c'est de dénoncer la dépendance à l'extérieur. La dépendance à la Chine, la dépendance aux Occidentaux, un registre qu'on connaît bien en Afrique francophone, notamment vis-à-vis de la politique africaine française. Mais que l'on retrouve aussi, en Afrique de l'Est, avec l'idée que l'indépendance n'a pas été complètement achevée.

Cette montée d’un sentiment anti-français en Afrique de l’Ouest trouve-t-elle un équivalent en Afrique de l’Est, avec une montée d’un sentiment anti-chinois ?

L'histoire n'est pas équivalente, mais ce sentiment de dépendance vis-à-vis de l’extérieur et surtout de la dépendance des élites est également présent en Afrique de l'Est. Et ce registre commun de la souveraineté se retrouve également dans la jeunesse d'Afrique de l'Est.

Les jeunes sont descendus dans la rue au Kenya, mais pas en Ouganda, ni en Tanzanie. Cela signifie-t-il qu’il y a moins de problèmes dans ces deux pays ?

Alors les jeunes sont descendus dans la rue en Ouganda, suite au mouvement qui a eu lieu au Kenya au mois de juin. Il y a eu une forme d'imitation de ce qui se passait au Kenya, parce qu’évidemment les problèmes sont aussi nombreux, notamment sur les questions de corruption. Néanmoins, en Tanzanie comme en Ouganda, l'espace civique est très restreint. La moindre protestation donne lieu à des arrestations, à une répression très forte. L'espace public, du fait de cette histoire autoritaire, très prégnante encore en Tanzanie, en Ouganda, est moins susceptible de donner lieu à des mobilisations fortes que chez le voisin kényan.

Et est-ce pour cela que le régime ougandais a fait capturer, il y a un mois au Kenya, le chef de l’opposition, Kizza Besigye, qui doit passer en cour martiale le 7 janvier prochain à Kampala ?

C'est effectivement le signe que le pouvoir ougandais est très susceptible par rapport à la moindre opposition. C'est aussi le signe que le gouvernement kényan est très proche de ce pouvoir ougandais, jusqu'à lui laisser la liberté de venir enlever un opposant chez lui, au Kenya. C'est quelque chose qui est dénoncé fortement par les sociétés civiles ougandaise et kényane, qui voient une alliance de pouvoirs extrêmement autoritaires.

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