L’intelligence artificielle est une révolution technologique dont on parle beaucoup en ce moment. Un sommet mondial lui est consacré à Paris ce lundi 10 et le mardi 11 février. Avec pas moins d’une centaine de pays annoncés et notamment la présence du vice-président américain J.D. Vance, du vice-Premier ministre chinois Zhang Guoqing, ou encore de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. Les discussions ont déjà débuté, mais à partir de ce lundi, place aux échanges diplomatiques. Échanges qui devraient aboutir à « une déclaration de volonté de progrès partagé ». Où en est l’Afrique au sujet de l’intelligence artificielle ? Quels sont les pays les plus en pointe ? Et quels messages le continent doit-il faire entendre lors de ce sommet ? Paulin Melatagia est enseignant-chercheur camerounais à l’université de Yaoundé I, responsable de l’équipe de recherche « Intelligence artificielle et sciences des données ».
RFI : Dans de nombreux domaines, l'intelligence artificielle va profondément modifier nos sociétés. Le continent a-t-il commencé sa mue selon vous ?
Paulin Melatagia : De mon point de vue, oui. Le continent a déjà commencé sa mue. On a énormément d'initiatives sur le continent, on a énormément de startups, énormément d'organisations aussi publiques qui commencent à investir dans le développement d'applications sur l'intelligence artificielle. Et on a notamment des applications dans le domaine de la santé, le transport ou l'agriculture qui sont proposés quasiment tous les mois, dans le cadre de compétitions, dans le cadre de hackathon, pour adresser des problèmes spécifiques à l'Afrique.
Vous diriez que les dirigeants africains ont pris la mesure de ce qui est en train de se passer ?
On va dire que de manière générale, au niveau de l'Union africaine, il y a déjà un ensemble de mesures. Il y a déjà un ensemble de documents qui définissent une stratégie à l'échelle du continent pour tout ce qui devrait rentrer dans le développement de l'intelligence artificielle au niveau du continent. On voit également dans les différents pays un ensemble de mesures du point de vue institutionnel qui sont prises, notamment la création d'autorités en charge de la protection des données privées, la mise en place d'autorités.
On voit également des pays qui mettent en place des infrastructures comme les centres de calcul qui permettent de créer ou de manipuler les données pour générer des intelligences artificielles. Donc oui, dans la plupart des pays, les gouvernements sont conscients des enjeux et des opportunités de l'intelligence artificielle, bien que cela reste assez disparate d'un pays à l'autre.
Justement, quels sont les pays les plus en pointe aujourd'hui sur le continent ?
Selon le classement Oxford Insights, les pays les plus en pointe aujourd'hui en Afrique en termes de préparation et de mise en œuvre de l'IA sont notamment l'Égypte, la Tunisie et le Maroc, pour l'Afrique du Nord. Et au niveau de l'Afrique subsaharienne, on peut citer la Mauritanie, l'Afrique du Sud, le Rwanda, le Sénégal et le Bénin.
Est-ce que l'accès à Internet n'est tout de même pas un frein au développement de l'intelligence artificielle sur le continent ?
Oui, effectivement, vous avez raison, on a quelques problèmes. On a notamment le problème de la connectivité parce qu'il est important, notamment pour les startups, de pouvoir accéder à la donnée. Et pour que cela se fasse de manière assez fluide, il faut que la qualité internet soit très bonne. Un autre problème que l'on peut avoir ou que l'on observe, c'est celui du manque d'infrastructures de calcul. Pour faire des IA, on a besoin de puissance de calcul. Et malheureusement en Afrique aujourd'hui, on a très peu de déploiements de supercalculateurs qui permettent notamment de mouliner l'ensemble des données pour générer les IA.
Mais un autre frein qui n'est pas des moindres, c'est celui de la donnée. Pour créer des IA, notamment des IA qui résolvent des problèmes pour l'Afrique, on a besoin de données africaines. Or, malheureusement, lorsqu'on regarde les chiffres, on a très peu de données qui sont collectées sur l'Afrique. C'est pour cela d'ailleurs que lorsqu'on observe les intelligences artificielles les plus connues comme ChatGPT et DeepSeek, on se rend compte que par rapport aux réalités africaines, ces IA-là ont énormément de biais. Et ces biais sont la conséquence du faible volume de données sur le contexte africain moulinées par ces modèles.
Y a-t-il des projets d'intelligence artificielle 100 % africaine ?
On a déjà des propositions d’intelligence artificielle 100 % africaine, mais cela reste très faible, cela reste très peu. Et je vais vous prendre le cas des langues africaines. Aujourd'hui, la présence des langues africaines dans le domaine du numérique, dans le domaine des solutions d'IA, est très faible. Et pourtant, on sait qu'il y en a une grande population rurale qui parle ces langues qui sont, on va dire, analphabètes du point de vue des langues coloniales. C'est à peu près 26 % de la totalité des adultes qui sont analphabètes, qui vivent en Afrique. Et donc imaginer des solutions d'intelligence artificielle, qui manipulent, qui parlent ou qui comprennent les langues africaines, ce serait très important pour ces populations-là. Malheureusement, les langues africaines sont dites sous dotées, il n'y a pas suffisamment de données numérisées qui permettent donc de créer des IA pour l'Afrique.
Quel message l'Afrique doit-elle faire entendre lors d'un sommet comme celui qui s'ouvre ce lundi à Paris ?
Pour ma part, le message fondamental est que l'Afrique a son rôle à jouer dans le développement de l'intelligence artificielle pour la résolution des problèmes sociétaux africains. Mais également de contribuer à développer des nouveaux concepts, à développer des nouvelles connaissances pour que l'IA, du point de vue global, puisse avancer.