¶ Intro / Opening
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¶ L'Amour Filial et la Disparition
Dans une vie bouleversée, Etil Soum écrit qu'il faut parfois toute une existence pour apprendre à faire la paix avec son passé. Entre la mémoire et la survie, il y a l'enfance. Celle qui entend sans comprendre... qui voit sans qu'on lui dise et qui construit ses repères dans le silence des adultes. Mélodie a cinq ans quand son père commence à changer. D'abord il disparaît, puis il revient transformé.
Alors Mélodie cherche à comprendre, à l'aimer quand même et à grandir malgré tout. Vous écoutez Transfer. Ce témoignage a été recueilli par Sarah Amny. Je grandis dans une résidence HLM en région parisienne, de quatre étages. Mon père est chauffeur de bus. Ma mère est secrétaire. J'ai une soeur de cinq ans, mon aîné.
On ne s'entend pas très bien, on a des caractères très différents. Elle est plutôt refermée sur elle-même et j'ai un contact avec elle qui est assez froid, distant. Moi, je suis plutôt... chaleureuse, j'ai le contact facile. Ma mère, je l'aperçois plutôt très liée à toute la logistique de la maison.
Et j'ai l'impression qu'elle est plus proche de ma sœur que de moi. Et du coup, avec mon père, c'est comme si on avait une union un peu contre ma mère et ma sœur. Ma sœur, elle est plus liée à ma mère et moi, je suis plus liée à mon père. Quand mon papa me réveille le matin pour aller à l'école, il prend le temps de me prendre dans les bras et il reste dans le couloir pour que mes yeux s'habituent petit à petit à la lumière.
J'aime beaucoup jouer avec lui. J'en fais ma poupée. Quand il regarde la télé, je lui mets des élastiques dans les cheveux. Le soir au coucher, j'attends toujours mon câlin. On se prend dans les bras et on se fait plein de gros câlins et de gros bisous. Et quand je lui fais des bisous ou qu'il ne touche pas sa joue, il dit non, pas des bisous dans le vent, qu'ils sont perdus.
Il déteste ça et c'est un peu notre rituel. J'ai six ans et mon père, je l'appelle Mapa, pour dire en fait mon papa. Quand je lui demande les bras, je dis tout simplement Abra. Lui signifiait de me prendre dans ses bras. Et après, il me prend dans ses bras. À 6 ans, en 1993, un jour d'été du mois de juillet, on joue avec les autres enfants de la cité.
Et ce jour-là, j'étais avec ma sœur et elle est partie avec ses copines. Elle m'a plantée en bas de chez moi et pour me plaindre d'elle, je sonne à l'interphone de chez moi et je tombe sur ma mère et je commence à lui expliquer que... Ma sœur est partie sans moi et elle me dit « écoute, tu vois ça avec ton père, il descend, il va travailler, vois ça avec lui. » Mon père descend et je commence à lui expliquer ce qui vient de se passer.
Il n'est pas du tout attentif à ce que je lui explique et il me demande où est ma sœur. Donc je lui répète, mais t'as pas écouté justement, elle est partie sans moi. Et puis là, ce moment-là, elle surgit un peu de nulle part, avec ses copines. Donc je lui dis au revoir pour aller au travail. Et puis moi aussi, il me prend dans ses bras, il me sert très fort.
Et là, je sens que ce n'est pas normal, cette étreinte, en fait. Elle est trop intense, elle est trop forte, elle est trop longue, elle est trop chargée de quelque chose. Et je leur pousse et je lui dis, mais qu'est-ce que tu fais ? En fait, tu reviens ce soir. Et là, je le revois s'éloigner sur la place. Et puis, le soir venu, il n'est pas rentré, ni le suivant, ni celui d'après.
Ma mère, rapidement, elle déclare sa disparition à la police. Je la vois salarmée, elle prend sa voiture, elle va le chercher et puis elle revient toujours sans nouvelles. J'ai beaucoup d'inquiétudes, c'est la première fois que ça arrive que mon père disparaît. Je suis très triste. J'ai sa photo d'identité toujours sur moi et je pleure en la regardant, en me demandant où est-ce qu'il est.
Et j'aimerais bien avoir un super pouvoir pour savoir où il est, pour pouvoir résoudre le problème, la question, l'interrogation. Un mois passe et un jour, le téléphone sonne. Ma mère décroche et au bout de quelques minutes, elle me dit...
C'est ton père, si tu veux lui parler, il est chez ta tante. » Donc moi, très heureuse, soulagée, en fait, juste d'apprendre que ça y est, on l'a retrouvé, il est au téléphone. Donc je lui demande comment il va, je lui demande quand est-ce qu'il rentre, surtout. Comme c'était la coutume dans ma famille, quand on part en voyage, on revient avec des cadeaux pour nos proches. Et donc je lui demande, tu ramènes un cadeau ? Il semble très surpris de cette demande.
Mais moi, c'est parce qu'en fait, il est juste parti en voyage. Le lendemain, il revient. Moi, je l'accueille sur le palier de la porte. Je saute dans ses bras. Je suis vraiment contente. de le retrouver. Je ne comprends pas. Ma mère et ma sœur ne réagissent pas. Ma sœur est restée dans sa chambre, à son bureau. Ma mère est derrière la plaque de cuisson. Elle ne se retourne même pas.
J'observe, je regarde ce qui se passe et je comprends qu'il y a un décalage. Moi, je suis juste contente qu'il soit rentré et elle, elle lui en vole. Ce qui compte, c'est qu'il soit à nouveau là, maintenant, présent, que je le retrouve. Je me justifiais ça comme un voyage. Il est parti en voyage de la même manière que ma soeur parfois partait en classe verte pendant une semaine et je ne savais pas ce qu'elle avait pour autant fait pendant cette semaine.
¶ La Maladie Incomprise du Père
Quelques semaines plus tard, ma mère m'apprend que mon père est malade et qu'il va être hospitalisé à l'hôpital psychiatrique. Donc elle m'explique qu'il a des hallucinations visuelles et auditives qu'il voit. et qui parle à des anges, ce serait une psychose hallucinatoire et délirante. Moi, je ne comprends pas tout ce que ça veut dire. Moi, j'entends juste qu'il est malade. Quand je suis malade, je me rétablis vite.
Je guéris. Je vais chez le médecin et puis après, ça va mieux. Donc je me dis, bon, d'accord, il va aller à l'hôpital. Et quand il viendra, tout sera comme avant. Il ira mieux, il sera soigné, il sera guéri. Et je retrouverai mon père. et ma relation avec mon père que j'avais avant. Quelques jours plus tard, avec ma sœur, on va chez ma grand-mère et sur le chemin, on discute de mon père. Elle me dit qu'il est malade, qu'il voit des anges. Je lui dis qu'on en sait qu'il est malade.
Si ça se trouve, en fait, c'est vrai. Si ça se trouve, ces anges, ils existent. Il a juste le pouvoir, lui, de les voir et de leur parler. On me parle du Père Noël, on me parle de Dieu que je n'ai jamais vu, on me dit qu'il existe, on me parle de la petite souris. Il y a plein de choses auxquelles je suis censée croire, sans preuve. Et là, d'un seul coup, parce que mon père, on ne voit pas tout ce qu'il décrit voir.
On dit que lui est malade, donc pourquoi en fait ça, c'est pas vrai ? Quand il sort de l'hôpital psychiatrique, mon père est toujours très affectueux, mais en fait, il... Il commence à changer, c'est-à-dire qu'il parle tout seul dans son coin, il m'harmonne, il a des propos incohérents. Je peux comprendre parfois dans ses propos qu'il parle à ses anges. Il dit « saleté d'anges ».
T'es un mauvais ange. C'est difficile pour moi de me concentrer sur mes devoirs. Parfois, il crie d'un seul coup. Ça devient lourd, ça devient pesant. Ma relation avec mon père, j'y tiens fort et j'ai envie de la retrouver. Elle me manque parce qu'en fait, j'ai toujours cette sensation que ma mère et ma sœur sont plus proches. Et du coup, je perds un peu mon parent référent. Je me sens seule, je me sens isolée.
Mon père va écouter beaucoup de messes et de musiques religieuses. Il va se mettre à lire beaucoup de récits autour de la religion, dont évidemment la Bible. Un jour, il s'assoit à côté de ma mère sur le canapé, il a l'angoisse et il se gratte les poignets. Il dit à ma mère, regarde, en lui montrant ses poignets, il dit j'ai les stigmates. Et donc je vois ma mère, les yeux effarés, qui lui dit « Non, tu n'as pas les stigmates. » Il dit « Si, si, je suis Jésus. » Et donc on apprend à rien dire.
¶ L'Escalade des Crises et Violences
à acaisser, parce qu'en fait, il est persuadé de ce qui lui arrive. À 8 ans, un soir, on va faire les courses. C'est un soir d'hiver, donc il fait nuit. On est tous les quatre dans la voiture. Mon père conduit, ma mère est sur le siège passager et ma sœur et moi, nous sommes à l'arrière. Il y a une grande portion de route qui est normalement limitée à 70.
C'est une grande ligne droite et d'un seul coup, mon père se met à accélérer en hurlant. Il doit monter peut-être jusqu'à 120, 130. Et ma mère se met à hurler très fort, à lui tenir le bras et lui crie d'arrêter. Ma sœur, à côté de moi, elle hurle. Et moi, je ne réagis pas. Je me dis, moi, tout va bien se passer. Il va ralentir. Tout va rentrer dans l'ordre. Je suis en train de penser à un livre que je lis actuellement à l'école.
Je revois la pochette et je repense à l'histoire et à là où j'en suis dans ma lecture. Finalement, mon père, il ralentit. Je sens que la crise n'est pas passée, mais qu'elle est sous contrôle. Et on rentre, sains et saufs, chez nous. Un jour de mes dix ans, mon père, ce jour-là, il est plâtré parce qu'il a eu une chute à vélo et il s'est cassé le bras.
Dans la cuisine, j'entends des éclats de voix, des disputes avec ma mère. La voix monte plus fort que d'habitude et mon père frappe ma mère au visage avec son plâtre. Ma mère saigne. Je hurle, je prends le parti de ma mère. C'est un geste inédit, en fait. J'ai vu mon père s'emporter, crier plusieurs fois, mais la violence physique, ça, je ne l'avais jamais vue. Et donc ça, par contre, c'est quelque chose que je ne peux plus juste accepter et regarder.
La police vient et, constatant en fait la blessure de ma mère, l'aurait hospitalisé. Depuis mes six ans, il fait plusieurs allers-retours à l'hôpital psychiatrique. Il reste un mois, le temps que son traitement se stabilise, et puis il sort, et à sa sortie, très rapidement, il cesse de prendre ses traitements.
Du coup, les crises réapparaissent plus fort, plus vite, à chaque fois qu'il arrête. Il remonte à un niveau de crise plus élevé que la fois précédente, avant son hospitalisation. Et puis, le cycle se répète, inlassablement. Rapidement, son employeur a décidé qu'il ne pourrait plus conduire les bus, donc qu'il le mette à un travail plus administratif. Sauf que les interactions avec ses collègues se passent mal. Il se rend compte qu'il doit être placé en retraite anticipée à l'âge de...
40-45 ans. Lorsque mon père est placé en retraite anticipée, au même moment, il est décidé qu'il soit sous curatel renforcé. Parce que mon père est plus capable de gérer les choses de la vie courante.
¶ Honte, Distance et Essai de Connexion
Dans mes 11-12 ans, ma mère me propose de faire mon catéchisme. Moi, j'accepte. Puisque mon père est très tourné autour de tout ce qui est religieux, j'ai envie de m'y intéresser aussi, de retrouver un terrain de proximité avec lui. Donc je fais mon catéchisme, je passe ma communion. Je signifie à mon père que je suis au catéchisme, je lui parle de ce que j'apprends et il m'écoute. Mais en fin de compte, ça n'a pas trop d'importance pour lui.
Néanmoins, en fait, on va à la messe ensemble. Parfois, je lui propose. Il y a une journée comme ça où c'est la fête de Pâques et donc toute l'église sort dans la rue. Il joue de la musique, il chante. Je partage ce moment juste avec mon père. J'ai l'impression d'être un peu plus proche de lui. Je partage quelque chose avec lui que finalement personne d'autre partage. Un jour...
Il s'est allongé sur le canapé en sueur. Je vais près de lui, je lui caresse ses cheveux et je lui dis « Qu'est-ce que tu vois ? » Il me décrit. Là, il y a un ange, il est là, il est debout ici, à cet endroit. Et j'essaye de regarder là où il le montre et de le voir. Je ne le vois pas, mais je l'imagine.
En fait, ça me fait froid dans le dos parce que j'ai envie d'imaginer que c'est vrai parce que je n'ai pas envie que mon père soit malade. Et en même temps, l'idée de ne pas avoir quelque chose autour de moi me fait peur aussi. À 13 ans, je rentre du collège et j'entends sur la place de mon immeuble la musique de messe à fond, qui résonne dans toute la cité.
Je sais que c'est mon père. Les fenêtres de notre appartement sont grandes ouvertes. Tout le monde peut entendre, tout le monde sait. Là, je rentre chez moi, j'ouvre la porte et la musique m'éclate aux oreilles. Il y a des illustrations saintes partout dans l'appartement. Des croix inscrites aux rouges élèves sur les portes. Et mon père, il déambule nu. Et il ne se rend même pas compte que je suis là.
Mon père, ce n'est plus mon père. Il lui ressemble vaguement, physiquement. Je vois vraiment la folie qu'il incarne. Je réalise qu'il est parti. Il faut en prendre conscience et il faut se résigner. J'ai un sentiment de honte et ça me détache complètement de ma relation à mon père. J'ai un dégoût profond, en fait, pour tout ce qui est lié à la religion. Ces croix en rouge à lait, ces illustrations bibliques.
Cette musique, ça m'écœure, c'est un mélange de honte, c'est un mélange de colère. Je réalise que je m'étais intéressée à la religion pour de mauvaises raisons et qu'en fait, au contraire, je ne voulais plus du tout être associée à ça. La religion, je l'associe à la maladie de mon père à présent. Après cet épisode, ma mère va chercher de l'aide auprès d'une assistante sociale, où elle explique ce qui se passe, notre quotidien, et l'assistante sociale...
menace de nous placer en foyer si ma mère ne changeait pas d'appartement. Ma mère demande un nouvel appartement, ce qui n'est pas forcément évident à trouver. Elle n'a pas le choix. L'appartement qu'on lui attribue, il se situe exactement dans le même immeuble, au même étage que mon père. Et on partage même un mur mitoyen.
Donc en fait, on est ses voisins et quand il hurle, on l'entend très nettement et ça nous réveille. On ne vit plus dans le même appartement, mais on devient les premiers voisins qui le dérangent quand il a des crises. La séparation avec mon père est un soulagement puisque...
¶ Tentative de Suicide et Prise de Conscience
Je le sens mal et ça m'attriste et je me sens impuissante. Et je sais que c'est une séparation qui est nécessaire parce que la vie avec lui devient impossible. À 16 ans... Mon père vient de sortir d'un énième séjour à l'hôpital psychiatrique. Je suis dans ma chambre, je fais mes devoirs, ma mère rentre du travail et elle me dit « t'as vu ton père, est-ce qu'il est venu te voir ? » J'ai essayé de l'appeler, il n'a pas répondu, je vais aller le voir.
Elle va dans son appartement, qui est sur le même étage. Elle revient en paniquant, en criant, elle dit « j'appelle les pompiers, il a fait une connerie ». Je lâche ce que j'étais en train de faire et je bondis. dans l'appartement de mon père. Je vois sur ma gauche, dans la cuisine, sur la table, une dizaine de paquets de boîtes de médicaments vides. Je vais dans sa chambre et je vois allongée sur le lit et je saute sur son lit.
Et je prends dans mes bras et je pleure. Je lui dis, papa, je t'aime, je veux que tu restes avec nous, j'ai besoin de toi. Il est encore conscient. Mais c'est difficile. Il n'arrive pas à ouvrir les yeux, mais j'entends de manière un peu indistinct que ma puce, je t'aime. Et puis là...
Très rapidement en fait, les pompiers sont arrivés, ils nous ont demandé de sortir et ma mère pleure et elle me prend dans ses bras et elle me dit pardon, je te demande pardon de t'avoir mis au monde pour vivre cette vie-là. Pour moi, ces mots-là sont encore plus durs que la situation parce que ma mère, elle écrasait mon propre chagrin par son chagrin à elle. Elle souffre pour mon père et elle souffre pour ses enfants.
Il est transporté à l'hôpital et il lui faut un lavage d'estomac et il s'en sort finalement. Ce que je ressens est un mélange de soulagement parce qu'il s'en est sorti, il n'est pas mort de cette tentative de suicide. Je me dis que c'est comme ça qu'il va mourir. Et donc, ça devient un peu une conviction pour moi, en fait, qu'un jour, je vais ouvrir la porte et que je le trouvais mort. Suite à sa tentative de suicide, le psychiatre du centre médico-psychologique, le CMP,
décide de mettre son traitement par voie injectable et non plus par voie orale pour y éviter une nouvelle tentative de suicide. J'étais toujours un petit peu dans... Dans cette insouciance de l'enfance qui persistait avec cet optimisme de me dire un jour les choses s'arrangeront, un jour ça va aller, un jour mon père ira mieux. Tous ces événements et en particulier sa tentative de suicide m'ont fait...
prendre conscience qu'il n'y aurait peut-être pas d'avenir heureux pour ma famille. Par contre, moi, je réalise que j'ai tout à faire, j'ai tout à construire, et qu'en fait, il n'y a que moi qui peux quelque chose pour moi-même. Je m'investis...
Aussitôt dans mes études, j'ai une détermination forte à partir de la première. Et puis, arrivé en terminale, je passe mon bac S avec la mention « bien » et en fait, c'est le plus beau jour de ma vie parce que je me suis prouvé à moi-même que j'étais capable et que je pouvais le faire.
¶ L'Autonomie et la Relation Administrative
Quelques années plus tard, j'ai 20 ans, ma mère est reçue par un psychiatre du CMP. Elle lui explique qu'on est vraiment dans un cycle infernal et il prend la décision de placer mon père sous obligation de soins sans consentement.
Ça veut dire que, en fait, toutes les semaines, il devra faire son injection au CMP. Et s'il ne fait pas cette injection, il n'aura pas de revenus, puisque comme il est sous curatel renforcé, il n'a pas de carte de crédit qui lui permet d'accéder librement à son argent.
Et donc s'il n'y va pas, il n'a pas accès à cette somme d'argent. À partir du moment où il est notifié de cette obligation de soins, toutes les semaines, il va prendre son traitement. Et puis en fait, le traitement devient de plus en plus efficace. Mon père devient de plus en plus conscient. On peut à nouveau partager des moments ensemble. J'ai plus peur pour sa sécurité. Il vit bien et il sait exprimer ses besoins. On arrive en fait à échanger, interagir ensemble et c'est un grand soulagement.
Pendant cette période de Cannes, je m'investis complètement dans mes études. Je fais une prépa, puis j'intègre une école d'ingénieurs. C'est extrêmement exigeant. Ça me demande beaucoup de sacrifices personnels. C'est très fatigant mais en fait j'ai besoin de ça, j'ai besoin de ce challenge, j'ai besoin de me prouver que je peux y arriver et en fait c'est mon seul objectif.
À 22 ans, je prends mon envol, je déménage pour faire mon stage de fin d'études et je me rends compte que cet environnement dans lequel j'étais, même si je n'habitais plus avec mon père, c'était très lourd. Je me suis ressentie vraiment libre parce que détachée de mon père. Avec cette nouvelle liberté, j'ai plus de mal à retourner voir ma famille. C'est difficile parce que c'est un lieu qui est chargé de beaucoup d'émotions, de beaucoup de souvenirs difficiles.
J'y vais vraiment de manière cordiale, un peu forcée, c'est un peu la bonne action. J'y vais, je passe un peu de temps avec lui, je m'assois et il me sert un petit verre de jus d'orange. Je reste 10, 15 minutes et je retourne voir ma mère et ma grand-mère dans l'appartement d'à côté. C'est une manière de me protéger parce que la relation avec mon père n'est plus du tout celle d'un père à sa fille.
Je me sens un peu obligée d'être là, d'être présente, de demander s'il a besoin de quelque chose, de m'assurer que matériellement, il n'a besoin de rien. J'ai remplacé la relation père-fille affective par la relation père-fille administrative. À 25 ans, j'entreprends de faire une thèse. Dans mon bureau de labo, il y a Baptiste. Baptiste, c'est quelqu'un qui est en thèse, comme moi. Et en fait, on devient amis, on se rapproche.
Puis on finit par sortir ensemble. Cette relation, elle est très forte dès le départ. On est très bien ensemble. On emménage ensemble. Et puis à 29 ans, il fait sa demande en mariage. À 31 ans, on se marie. Et donc, mon père fait partie des invités. Et un peu comme la coutume l'est, il m'accompagne le long de l'allée, de la cérémonie.
jusqu'à l'hôtel. Et je le sens très heureux d'être là. Il est rayonnant, il est vraiment extrêmement heureux d'être là. Et arrivé justement à côté de mon mari, il ne me lâche quasiment pas le bras. Il ne m'harmonne pas dans son coin, il ne m'embarrasse pas. Je n'ai pas honte de lui, en fait. Ça ne se voit pas qu'il est malade. Malgré le fait qu'il soit assez présent et conscient pendant mon mariage, il y a quand même...
quelque chose qui s'est brisé avec sa maladie et j'ai conscience en fait que mon rapport à lui est beaucoup plus distant, plus détaché. À 32 ans, en 2019,
¶ La Fin d'un Cycle et la Renaissance
Le psychiatre qui avait décidé de l'obligation de soins pour mon père part en retraite. Un nouveau psychiatre lui succède. Et dans la fouillée, ce nouveau médecin décide de lever l'obligation de soins pour mon père. Et elle m'explique qu'elle ne peut pas placer une personne indéfiniment en obligation de soins. Ça doit avoir une fin et que 12 ans, c'était bien assez.
Je ne comprends pas du tout cette décision. Je me sens impuissante, je me sens dépassée, je me sens incomprise. En fait, il y avait quelque chose qui marchait. Pourquoi est-ce qu'on cesse ça ? Cette décision va à nouveau bouleverser notre équilibre qu'on avait depuis 12 ans.
Donc sans surprise, une fois cette obligation de soins levée, mon père cesse ses traitements, donc il est à nouveau hospitalisé. Il ressort, il prend à nouveau pas ses médicaments, donc il est à nouveau réhospitalisé et le cycle reprend. Mon grand-père est en fin de vie et donc ma mère assiste beaucoup mon grand-père. Elle me laisse gérer ce qui concerne mon père, ce qui me semble complètement logique. Chacune, on s'occupe de notre père. Je suis la référente.
Lors de ces hospitalisations, c'est moi qui fais les allers-retours. Enfin, tout ce que faisait ma mère à l'époque, je l'entreprends. Je trouve que j'habite beaucoup plus loin, donc ça m'implique davantage. Je l'emmène chez le coiffeur pendant ses permissions. On passe du temps ensemble, on va au restaurant.
Ça, c'est des choses qui me coûtent énormément, en fait. Quelque part, je n'ai pas envie de le faire, mais je dois le faire. Lors d'un entretien avec la psychiatre qui le suit à l'hôpital, on parle de l'état de santé de mon père. J'évoque le mot psychose, puisque c'est ce qu'on m'a dit toute ma vie, que mon père avait une psychose hallucinatoire et délirante. Et là, elle m'interrompt et elle m'a dit non, non, mais votre père n'est pas psychotique, il est schizophrène.
Je tombe un peu dénue. En soi, ça ne me fait pas une grande différence parce que ça ne change pas son état de santé. Il est fait. Ça ne change rien du tout, c'est juste un mot, un nom différent sur la maladie. En fait, je m'aperçois qu'autour des pathologies psychiatriques, il y a un vrai flou. Tout est basé sur le diagnostic clinique.
Entre psychose et schizophrénie, il y a beaucoup de similarités. C'est très difficile de les dissocier. À la troisième hospitalisation depuis la levée d'obligations de soins, je suis enceinte de jumeaux. Je suis à six mois de grossesse. Le médecin de l'hôpital psychiatrique m'appelle pendant que je suis chez moi et m'informe que mon père a été admis à l'hôpital au service réanimation puisqu'ils l'ont retrouvé.
le matin même inanimé. Il serait tombé dans le coma suite à une détresse respiratoire qu'il aurait eue pendant la nuit. Je me rends aussitôt à l'hôpital. Les médecins expliquent que... Ils ne savent pas trop ce qu'il a et qu'il a une infection dans les poumons et qu'ils le maintiennent dans le coma pour pouvoir le soigner. Il a le visage gonflé, la langue gonflée qui même sort de sa bouche et il est absolument méconnaissable.
La seule chose qui me reliait à mon souvenir de mon père, c'était finalement son physique. Et là, je ne le reconnaissais même plus. Je pense qu'il va s'en sortir, j'ai de l'espoir. Et puis finalement, les discours des médecins sont de moins en moins optimistes. Dix jours plus tard, je suis auprès de lui.
Il désature, la tension qui baisse, les appareils qui clignotent dans tous les sens. Ma mère me dit, va voir, va trouver un médecin. Donc je vais aller trouver un médecin. Il nous rejoint dans la chambre et là, depuis temps blanc, elle me dit... Madame, votre père va mourir dans les minutes, heures qui suivent. C'est un coup de tonnerre, c'est un coup d'éclat, c'est un choc. Pour moi, à partir de ce moment-là, j'ai l'impression que sa morale est imminente et que...
Je risquais d'y assister, je me suis rendue compte que je ne pourrais pas, en fait. Je ne pourrais pas le voir partir, je ne pourrais pas le voir mourir. Je me sens extrêmement coupable parce que ma mère, elle était restée auprès de son père jusqu'au bout et que c'était mon rôle. C'est ma mère qui reste auprès de lui. Quelques heures plus tard, j'ai ma mère au téléphone et elle me dit qu'il est mort. Ce que je ressens, c'est un mélange de tristesse parce que mon père est mort.
et en même temps un énorme soulagement. Parce que j'étais devenue responsable de lui, et là, enceinte de jumeaux, je m'interrogeais sur l'avenir. Je me sens égoïste de penser ça, mais je me dis que c'est un cadeau qu'il m'a fait. Il m'a rendu ma liberté et il me permet de m'investir complètement dans mon rôle de mère en me retirant ce rôle de responsabilité que j'avais vis-à-vis de lui. Quelques mois plus tard, je donne naissance à mes jumeaux.
Je me sens un peu submergée par des sentiments nouveaux. Je me rends compte que dans la maternité, je revois des moments de mon enfance. Je retranspose l'enfance que j'ai eue sur l'enfance de mes enfants. Dans ce parallèle que je fais, juste entendre mes enfants pleurer, ça me déclenche une réaction très anxiogène, parce qu'en fait, derrière ces cris-là, je rentends les cris de mon père.
Petit à petit, en posant des mots dessus, en en parlant à mon mari, je m'en détache. Je m'ancre dans le présent, dans le réel, et je me dis que ce sont des pleurs d'enfants. Je suis angoissée à l'idée de moi-même à mon tour de tomber malade puisque la maladie de mon père, qu'elle soit la psychose ou la schizophrénie, il y a un grand facteur génétique. J'ai peur moi-même de...
d'un jour, d'avoir cette maladie et d'être un fardeau pour ma famille. J'en parle à mon mari, j'en parle à ma thérapeute. Ma thérapeute me rassure en me disant que... Si ça avait été le cas, j'aurais dessiné avant-coureur que je ne semble pas être une personne qui pourrait déclencher ce type de maladie. Ça me rassure et petit à petit, je lâche prise.
J'accepte qu'il y a des choses que je ne peux pas contrôler et j'arrive à passer cette phase. Aujourd'hui, j'ai construit une famille. J'ai mes enfants de 3 ans qui m'apportent beaucoup de bonheur. Mon mari, avec qui on forme un couple solide, unis. J'ai un travail qui me passionne. J'aime à croire qu'en fait, avec la vie que j'ai construite, j'offre une enfance différente à mes enfants. J'espère que leur enfance sera remplie de légèreté, de joie et d'insouciance.
Sous-titrage Société Radio-Canada Chargée de production Astrid Verdun. Prise de son, montage et habillage musicale Johanna Lalonde. L'introduction est écrite par Sarah Koskiewicz et Benjamin Septemours. Elle est lue par Aurélie Rodriguez. Retrouvez Transfert tous les jeudis sur slate.fr et sur votre application d'écoute préférée. Découvrez aussi Transfert Club, l'offre premium de transfert. Trois fois par mois.
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