sous la COVID, le SRAS made in China
Bonjour les amis,
Cependant que nous autres en France et en Europe subissons les affres de la COVID, dans l’attente des vaccins et en rêvant d’un retour au bon vieux temps qui n’arrivera sans doute jamais, la Chine elle, vit indiscutablement plus libre sous l’angle sanitaire. Les amis de ma chorale d’hier poursuivent leurs répétitions et leurs concerts. D’autres retournent à la Grande Muraille de Gubeikou que nous avons si souvent arpentée, pour profiter de l’été déjà là.
La Chine donc se la joue belle, et il faut être beau joueur, elle a mieux que nous joué l’épisode de la COVID, et à cela, une raison au moins s’impose : la répétition générale à laquelle elle a eu droit en 2002/2003 avec l’épidémie du SRAS - syndrome respiratoire aigu sévère. A l’époque à Pékin, j’étais aux premières loges, comme correspondant journaliste. Tout a donc commencé en novembre 2002 à Canton, près de Hong Kong. C’est un point commun avec la COVID d’aujourd’hui : ces deux coronavirus ou grippes, attendent le changement de saison pour s’attaquer à un organisme humain aux défenses affaiblies. Le patient zéro du sras a été repéré le 16 novembre, un brave cuisinier d’un restaurant de la ville de Foshan. Ce virus était bien connu chez la chauve-souris, avant de passer à l’homme via une espèce intermédiaire, la civette asiatique dont raffolent les cantonais, qui selon la légende, dévorent tout ce qui tient sur 4 pattes sauf les tables, et tout ce qui vole sauf les avions.
Ce détail nous aide à comprendre pourquoi la Chine est le berceau des deux pandémies, question de géographie humaine. En effet, l’élevage domestique en Chine est concentré le long de la côte, de la Corée au Vietnam, dans des millions de toutes petites fermes serrées les unes contre les autres, vulnérables au virus transmis par le gibier. Et pour aggraver ce risque, les Chinois adorent manger gibier et volaille, que jusqu’à hier ils pouvaient faire abattre au marché en dehors de tout contrôle vétérinaire.
En novembre 2002 donc, à peine notre cuisinier atteint par le Sras, les médecins signalent ce virus inédit au secrétaire provincial du Parti. Mais celui-ci, faute de comprendre la dangerosité de cette situation, ne fait rien durant dix semaines.
Et puis d’un seul coup en février 2003, c’est l’explosion : 300 malades officiels, sans compter les milliers d’autres non détectés. Dès lors, les Cantonais affolés se terrent chez eux, ils retournent à la campagne, au village, ou passent à l’étranger, vers Hong Kong ou Macao. Ce qui terrorise ici, est moins la mort, que le silence des autorités. Mais le prix à payer pour ce silence est lourd : ce fléau qui était local, va devenir mondial, comme le sera 20 ans plus tard la COVID et pour les mêmes raisons.
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Ce n’est que le 7 février 2003, deux mois après l’apparition du premier cas que Canton prévient Pékin. Et Pékin va réagir exactement pareil, par le silence et l’inaction. Zhang Wenkang le ministre de la Santé, botte en touche en insinuant que « rien ne prouve que ce SRAS soit issu du sol chinois ». Pour se couvrir, il dépêche un vice-ministre sur Canton pour aller voir sur place, mais quatre jours plus tard, il interdit de parler du SRAS, et quiconque diffuse des rumeurs doit être puni.
Cette réaction est folle, car elle empêche les médecins de s’organiser. Mais elle est surtout un réflexe idéologique : pour le Parti, le SRAS est comme le SIDA, une affaire de l’étranger, ca n’arrive qu’aux autres. J’avais pu le constater moi-même dès septembre 1987 en arrivant à Pékin. Alors, on m’avait soumis à un test anti-sida obligatoire aux seuls étrangers, tandis que les Chinois en étaient dispensés. Et pourtant, le nombre de séropositifs franchissant la frontière était beaucoup plus élevé chez les Chinois rentrant de vacances en Asie du Sud-Est, que parmi les Européens ou Américains envoyés en Chine pour y travailler. Cette erreur des autorités chinoises allait causer dans les années ’90 une recrudescence des cas de sida en Chine.
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Le SRAS va donc vite s’exporter. Après deux semaines, le 21 février 2003, un médecin cantonais se rend à Hongkong assister à un congrès médical. Dans l’hôtel Metropole, il infecte 12 congressistes qui repartent, pour Hanoi, Singapour, et Toronto.
Le 12 mars, l’OMS demande à envoyer une mission en Chine, pour soutenir la lutte. Zhang le ministre refuse net. Ce n’est que trois semaines plus tard sous la pression internationale qu’il permet l’entrée des virologues et infectiologues internationaux. Et encore : une fois à Pékin, cette équipe de l’OMS devra faire le pied de grue 8 jours avant d’être admise dans deux hôpitaux civils, puis cinq autres jours pour étudier la situation à l’hôpital militaire 301 qui est le QG national de la lutte contre la maladie. Pendant tout ce temps, le ministre s’est activé en sous-main avec le maire de Pékin, pour faire déplacer les malades du SRAS vers des hôpitaux de province. De la sorte, quand les hommes de l’OMS arrivent sur place, c’est pour s’entendre dire : « circulez, y a rien à voir » - le problème est que l’équipe de l’OMS apprendra quand même, des collègues chinois, la triche du ministre et du maire. Le monde entier va donc tout savoir.
Je note aussi, à l’époque, que chaque cas précis de silence sur le SRAS, correspond à une manœuvre délibérée pour éviter que la contre-attaque ne nuise à d’autres intérêts du Parti. Ainsi le 7 mars, le 1er cas pékinois détecté est caché pour ne pas faire ombre au plenum annuel de l’Assemblée nationale populaire qui se tient 5 jours plus tard. De même mi-avril, la visite de l’OMS à l’hôpital 301 est tue pour ne pas empêcher les 14 millions de Pékinois d’aller faire leurs achats promotionnels durant la traditionnelle semaine d’or du 1er mai, pour des milliards d’euros de chiffre d’affaires. Dans les deux cas comme vous voyez, la santé des Chinois passe après les impératifs de l’agenda politique du Parti et de la croissance du produit national brut.
Le pouvoir chinois, il faut bien l’admettre à sa décharge, a manqué de chance, étant frappé par la pandémie en pleine crise de succession, au moment où le Président Jiang Zemin quitte ses fonctions après 13 ans de pouvoir, relayé Hu Jintao, son rival et son ennemi. Tout cela va limiter la collaboration entre les deux hommes face au tsunami viral qui s’apprête à déferler.
Un autre aspect du problème tient à la personnalité de Zhang Wenkang, le ministre de la Santé. Comme tout haut cadre, il répète sans sourciller ce que le Parti lui dit de dire, sans se préoccuper de la vérité. C’est ce qu’on appelle en Chinois zhǐ lù wéi mǎ, « désigner le cerf en parlant du cheval ». Et surtout, il n’est pas qualifié. Pas médecin, mais simple infirmier personnel du Président de la république, Zhang a été bombardé ministre par ce dernier, en reconnaissance de son talent à lui faire des piqures indolores. Mais face au SRAS, il s’est retrouvé seul maître à bord, dépassé par la tempête.
C’est finalement en avril, une fois le nouveau président Hu en place, que la contre-attaque va pouvoir démarrer.
Le ministre Zhang est limogé, ainsi que le maire de Pékin pour leur tour de passe-passe des malades cachés à l’OMS. Un centre de 3000 lits est construit en 9 jours en pleine campagne à Xiaotangshan. A travers la Chine, tous les malades sont mis en isolation, interrompant ainsi la chaîne de l’infection. La Chine accepte enfin de fournir à l’OMS les souches du virus recueillies sur des victimes : décryptées à travers les 5 continents, elles accéléreront la mise au point des remèdes. Avant la fin de l’an 2003, l’épidémie sera éradiquée.
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Et moi, et nous, durant la pandémie, où en étions-nous ? avec Brigitte et nos deux enfants en bas âge, comme tout le monde, nous nous auto-confinions, et à chaque sortie, nous pouvions nous protéger au moyen de masques spécialement agréés envoyés de France par nos parents. Très vite par centaines, les étrangers ont commencé à retourner chez eux, à commencer par les femmes et les enfants. Ils n’ont d’ailleurs pas toujours été accueillis avec enthousiasme, leurs proches au pays craignant qu’ils ne soient infectés et ne les contaminent. Nombre d’entre eux nous feront part ensuite d’avoir été mal accueillis par leurs parents ou voisins, leurs enfants refusés dans les écoles ou lycée pour finir l’année, tout çà par peur irraisonnée de la maladie.
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En Chine, tout le monde se barricade. Autour de Pékin, les villages s’organisent en milices pour empêcher de pénétrer dans leurs murs. Les routes sont barrées avec des postes de vigile, quiconque tente de forcer le passage se voit férocement caillasser. Un beau matin, la route nationale vers Harbin, une épine dorsale de la Chine est coupée par une tranchée de 2 mètres de profondeur. Elle sera rétablie par l’armée quelques heures plus tard.
Un jour de mai, à deux ou trois familles, nous voulons passer quelques jours à Laoshan près de Qingdao dans la province du Shandong. Pour ne pas inquiéter l’hôtel qui nous recevra, c’est une amie taiwanaise qui réserve par téléphone. Aucun problème, sauf quand elle doit donner nos noms en les épelant, des noms étrangers : alors soudain, l’hôtel qui était vide, devient complet à la seconde-même « passez votre chemin ». En Chine même, ce même réflexe d’exclusion existe, contre celui qu’on ne connait pas, potentiellement porteur du virus. A ce moment, je découvre combien la peur abstraite de mourir, le spectre physique de la mort peut faire sortir hommes et femmes de leurs gonds, et étouffer chez eux le réflexe de culture, d’humanité et de compassion !
Pendant cette crise, les média qui m’emploient surveillent de très près cette épidémie chinoise et me demandent sans cesse des articles. Au début, je trouve très gratifiant et de me trouver au cœur d’une des plus grandes story de la décennie, suivie par le monde entier. Mais bientôt, je commence à trouver dans cet intérêt quelque chose de malsain. Je devine soudain que le monde riche et bien nourri ressent le besoin d’être inquiété, déstabilisé, de trouver une raison de déconstruire son monde. La peur de la mort fait sortir le loup du bois et remettre en cause son mode de vie. Mais je sens aussi, dans cette curiosité, un genre de voyeurisme, car ce sont les Asiatiques qui souffrent et les Européens qui sont au balcon. En lisant ou en écoutant mes papiers, ils peuvent se jouer le film de ce même fléau débarquant chez eux demain, et cette menace un peu floue, un peu irréelle leur sert à se demander au passage, « et qu’est-ce que je peux faire moi pour changer de vie ».
Et aujourd’hui en prononçant cette chronique, j’entends se reposer exactement la même question du SRAS, posée à l’humanité : la COVID vient remettre en cause un ordre social trop matérialiste, élargir le débat pour interpeller le sens de la vie.
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Au plus fort de la crise, un jour d’avril 2003, je prends mon vélo pour une virée seul vers le centre-ville. En arrivant sur Chang’an, la très large avenue qui traverse tout Pékin d’est en ouest, j’assiste à une scène martienne : face à moi, derrière moi, tout trafic a disparu sur cette artère à six voies, il n’y a plus ni voiture, ni vélo ni piéton. Je m’amuse à pousser jusqu’à Tian an men en pédalant sans les mains, me dirigeant par le simple équilibre, sans le moindre risque : je suis sur la Lune, l’humanité est aux abonnés absents dans cette capitale chinoise et ce phare absolu de l’Asie. Sur ma selle, j’avais déjà fait ce même parcours dans les mêmes circonstances, à vélo sans les mains en juin ’89, après le massacre de la place Tian an men et l’imposition de la loi martiale. Et ce jour d’avril, comme 14 ans en arrière, je vois les restaurants, les ministères et hôtels ouverts mais déserts, et les magasins dévalisés de tous produits, du riz, des nouilles, de l’huile et du vinaigre blanc dont il croit qu’il peut désinfecter planchers et carrelages. A toutes les fenêtres sur cette avenue Chang’an, je peux deviner les dizaines de milliers de pékinois confinés, éberlués de me voir passer, électron libre sur mon vélo sans les mains…
Un dimanche, avec d’autres amis et meurs enfants, nous sommes dans une fête chez un couple français dans une maison au bord d’un canal, et c’est une fête musicale, un bœuf : on arrive avec les guitares, les bouteilles de vin, les plats chauds ou froids. On va boire, ripailler des saucisses du barbecue, on va chanter. Sur le bout de prairie au bord du canal, on va jouer au football, torses nus sous le soleil ardent. Et puis arrive le héros de la journée, un saxophoniste noir américain toutes joues gonflées sur son instrument, qui va nous faire oublier durant une bonne heure tous les soucis du moment. Cette journée joyeuse est le signal qui préfigure la fin de l’épreuve, comme pouvait le faire la colombe avec son rameau d’olivier au bec, pour les voyageurs de l’Arche de Noé.
Quelques jours plus tard enfin, en mai, en suivant les courbes quotidiennes de mortalité et d’infection, je comprends que l’épidémie s’essouffle. Encore faut-il le faire comprendre, et là, je me trouve face à une situation bizarre où Pékin, planquée comme un Bernard L’Hermite dans sa coquille de confinement, refuse d’en sortir et d’oser respirer l’air du large. Comment leur en donner le courage ? Discutant avec les amis, je décide de tenter de donner autour de moi un coup de gong qui libère et aide à franchir la vague.
Pour me préparer, je fais appel à différents amis dans la communauté. Le directeur de l’alliance française va annoncer ma conférence à travers son réseau. Le directeur du Novotel Peace, un des meilleurs hôtels de la ville va mettre à disposition sa grande salle. Le médecin français et le conseiller scientifique de l’ambassade vont également intervenir pour valider mon récit et ajouter leur témoignage. Puis le jour J, nous recevons 60 résidents, de ceux qui sont restés à leur poste pour faire leur travail, et je leur déroule le film des événements, mes arguments pour affirmer que le SRAS, c’est bien fini. Et ca marchera, les gens ressortiront soulagés pour propager le message.
En septembre, à la rentrée, le SRAS ne sera plus qu’un mauvais souvenir, ayant cessé d’affecter nos vies.
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Avant de vous quitter, je voudrais partager mes impressions en rapprochant ces deux pandémies à 17 ans d’écart. Face au SRAS puis à la COVID, les autorités chinoises n’ont rien appris en prévention ni en détection de chacun de ces nouveaux virus, ayant laissé passer des mois d’inaction, la chance d’alerter le monde et d’étouffer le fléau dans l’œuf.
Par contre, sur la contre-attaque, elles ont appris énormément et très vite, jouant sur leur style autoritaire et discipliné pour éradiquer la COVID en peu de mois de souffrance chirurgicale à durée limitée. Son modèle, pour l’instant, sort vainqueur, même si la guerre n’est pas finie.
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Un détail frappe très fort, la peur lors du SRAS, l’impression de fin du monde chez les victimes directes, et la tentation d’exclusion ou de rejet chez les autres. Et pourtant, comparé à la COVID, le SRAS était peu de choses, 774 morts en sept mois à travers 32 pays, dont 349 en Chine, face aux 5 millions de décédés de la COVID à travers le monde entier, un bilan dont on ignore encore s’il s’arrêtera un jour. Lors du SRAS, les gens ont été tétanisés par l’absence de savoir sur le mal, sidérés par les tergiversations et le déni du pouvoir. Mais l’impression était trompeuse, car cette espèce de fin du monde qu’on sentait alors n’en était pas une, et aujourd’hui sous la COVID, un bilan mortel 1000 fois supérieur débouche sur une réaction humaine exactement identique, ni plus, ni moins de terreur.
Mais alors, je dois poser la question : une fois le virus de la COVID terrassé, à quand le prochain virus ? Viendra-t-il de Chine comme les autres ? S’il gagne en puissance au centuple comme l’a fait la COVID sur le SRAS, combien de morts la prochaine fois ? des centaines de millions ? Des milliards ? Et comment nos gouvernements, nos peuples vont-ils réagir ? A commencer par la Chine ? Mon sentiment est que pour éviter à l’humanité une tragédie, prévenir un variant, un autre virus, nous ne pourrons pas faire l’impasse sur une coopération étroite avec la Chine. Cela signifie que d’une manière ou d’une autre, il faudra établir un accord profond, un nouvel ordre politique entre eux et nous.
Nous en sommes loin. Mais j’ai une toute petite lueur d’espoir, peut-être une bonne nouvelle en réserve : dans le cadre du sommet climatique mondial qui se tient ces jours-ci, Pékin accepte de mettre sous cloche avec l’Europe, les Etats-Unis et le monde entier tous les autres litiges pour avancer en front commun sur le réchauffement climatique, la réduction tous ensemble des gaz à effets de serre. Si elle peut le faire, elle doit pouvoir le faire aussi sur une action mondiale contre les virus.
ET sur cette note d’espoir, je vous salue en vous remerciant d’écouter les Chroniques d’Eric – à bientôt les amis !